Description: White Fang ou Croc-Blanc, que nous offrons aujourd’hui au public, histoire d’un loup qui vient à la civilisation et se fait chien, est comme The Call of the Wild ou l’Appel de la nature, histoire d’un chien qui retourne à l’état sauvage et se refait loup, comme Jerry des Îles et Michaël, frère de Jerry, histoires de chiens, un roman de psychologie animal, de Jack London.
JACK LONDON
quelques mots sur sa vie et son œuvre
quelques mots sur sa vie et son œuvre
Il est le Gorki américain. Comme le célèbre Moscovite,
avec des réactions différentes tenant à la diversité des races, il connut les
pires misères physiques et morales. Comme lui, il se redressa là où bien
d’autres ont sombré et trouva le moyen de jeter sur le papier une œuvre
originale et puissante, d’une vie intense, qui a été traduite à peu près dans
toutes les langues, notamment en allemand, en suédois, en hollandais, en
norvégien et en russe.
Il naquit à San-Francisco, en 1876. Son père, John
London, exerçait en Californie le métier de frappeur. Il allait et venait dans
le « ranch » et se louait, entre temps, comme gardien de ferme ou de
bestiaux. Les atavismes les plus variés se croisaient et se superposaient dans
le sang de la famille. Des Anglais, des Gallois, des Hollandais, des Suisses,
des Français et des Allemands, six races au total, y avaient fusionné. Tous
gens hardis et rudes, gens d’action et gens d’aventure, gens dépourvus des préjugés
sociaux du vieux monde, qui avaient secoué derrière eux, sur le sol de leur
patrie, la poussière de leurs souliers et s’en étaient venus, par delà
l’Atlantique, interroger la vie et tenter un sort meilleur.
extrait du Chapitre I
De chaque côté du fleuve glacé, l’immense forêt de sapins s’allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s’accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques, dans le jour qui pâlissait. La terre n’était qu’une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que la pensée s’enfuyait, devant elle, au delà même de la tristesse. Une sorte d’envie de rire s’emparait de l’esprit, rire tragique, comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le sarcasme de l’Éternité devant la futilité de l’existence et les vains efforts de notre être. C’était le Wild, le Wild farouche, glacé jusqu’au cœur, de la terre du Nord[1].
Sur la glace du fleuve et comme un défi au néant du Wild, peinait un
attelage de chiens-loups[2]. Leur
fourrure, hérissée, s’alourdissait de neige. À peine sorti de leur bouche, leur
souffle se condensait en vapeur, pour geler presque aussitôt et retomber sur
eux en cristaux transparents, comme s’ils avaient écumé des glaçons.
Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les attachaient
à un traîneau, qui suivait, assez loin derrière eux, tout cahoté. Le traîneau,
sans patins, était formé d’écorces de bouleaux, solidement liées entre elles,
et reposait sur la neige de toute sa surface. Son avant était recourbé en forme
de rouleau, afin qu’il rejetât sous lui, sans s’y enfoncer, l’amas de neige
molle qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était fortement
attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait presque toute la
place. À côté d’elle, se tassaient divers autres objets : des couvertures,
une hache, une cafetière et une poêle à frire.
Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et, derrière
le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le traîneau, en gisait
un troisième, dont le souci était fini. Celui-là, le Wild l’avait abattu, et si
bien qu’il ne connaîtrait jamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement
répugne au Wild et la vie lui est une offense. Il congèle l’eau, pour
l’empêcher de courir à la mer ; il glace la sève sous l’écorce puissante
des arbres, jusqu’à ce qu’ils en meurent, et plus férocement encore, plus
implacablement, il s’acharne sur l’homme, pour le soumettre à lui et l’écraser.
Car l’homme est le plus agité de tous les êtres, jamais en repos et jamais las,
et le Wild hait le mouvement.
Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre
courage, trimaient les deux hommes qui n’étaient pas encore morts. Ils étaient
vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme
celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières,
leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu’il eût été impossible
de les discerner l’un de l’autre. On eût dit des croque-morts masqués,
conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais,
sous ce masque, il y avait des hommes, qui avançaient malgré tout, sur cette
terre désolée, méprisants de sa railleuse ironie, dressés, quelque chétifs
qu’ils fussent, contre la puissance d’un monde qui leur était aussi étranger,
aussi hostile et impassible que l’abîme infini de l’espace.
Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et
ménageant jusqu’à leur souffle. Partout autour d’eux était le silence, le
silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse l’eau sur le corps du
plongeur, à mesure qu’il s’enfonce plus avant aux profondeurs de l’Océan.
Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour, lumière
sans soleil, était près de s’éteindre, quand un cri s’éleva soudain, faible et
lointain, dans l’air tranquille. Ce cri se mit à grandir, par saccades, jusqu’à
ce qu’il eût atteint sa note culminante. Il persista alors, durant quelque
temps, puis il cessa. On aurait pu le prendre pour l’appel d’une âme errante,
sans la sauvagerie farouche dont il était empreint. C’était une clameur ardente
et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.
L’homme qui était devant tourna la tête jusqu’à ce que son regard se
croisât avec celui de l’homme qui était derrière. Par-dessus la boîte oblongue
que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.
Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son.
C’était en arrière d’eux, quelque part en la neigeuse étendue qu’ils venaient
de traverser. Un troisième cri répondit aux deux autres. Il venait aussi de
l’arrière et s’élevait vers la gauche du second cri.
— Ils sont après nous, Bill, dit l’homme qui était devant.
Sa voix résonnait, rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait un
effort pour parler.
— La viande est rare, repartit son camarade. Je n’ai pas, depuis plusieurs
jours, vu seulement la trace d’un lapin.
Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la clameur
de chasse qui continuait à monter derrière eux.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent les chiens et les
parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau de sapins. Puis, à quelque
distance des bêtes, ils installèrent le campement. Le cercueil, près du feu,
servit à la fois de siège et de table. Les chiens-loups grondaient et se
querellaient entre eux, mais sans chercher à fuir et à se sauver dans les ténèbres.
— Il me semble, Henry, qu’ils demeurent singulièrement fidèles à notre
compagnie, observa Bill.
Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu de glace, pour
préparer le café, approuva d’un signe. S’étant ensuite assis sur le cercueil et
ayant commencé à manger :
— Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves, et ils
préfèrent manger qu’être mangés. Ces chiens ne manquent pas d’esprit.
Bill secoua la tête :
— Oh ! je n’en sais rien !
Son camarade le regarda avec étonnement.
— C’est la première fois, Bill, que je vous entends suspecter
l’intelligence des chiens.
— Avez-vous remarqué, reprit l’autre, en mâchant des fèves avec énergie,
comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leur dîner. Combien avez-vous
de chiens Henry ?
— Six.
— Bien, Henry.
Bill s’arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles.
— Nous disions que nous avions six chiens. J’ai pris six poissons dans le
sac et j’en ai donné un à chaque chien. Eh bien ! je me suis trouvé à
court d’un poisson.
— Vous avez mal compté.
— Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J’ai pris six
poissons et N’a-qu’une-Oreille[3] n’en a pas eu. Alors je suis revenu au
sac et j’y ai pris un septième poisson, que je lui ai donné.
— Nous n’avons que six chiens, répliqua Henry.
— Je n’ai pas dit qu’il n’y avait là que des chiens, mais qu’ils étaient
sept convives, à qui j’ai donné du poisson.
Henry s’arrêta de manger et, par-dessus le feu, compta de loin les bêtes.
— En tout cas, observa-t-il, ils ne sont que six à présent.
— J’ai vu le septième convive s’enfuir à travers la neige.
Henry regarda Bill d’un air de pitié, puis déclara :
— Je serai fort satisfait quand ce voyage aura pris fin.
— Qu’entendez-vous par là ?
— J’entends que l’excès de nos peines influe durement sur vos nerfs et que
vous commencez à voir des choses…
— C’est ce que je me suis dit tout d’abord, riposta Bill, avec gravité.
Mais les traces laissées derrière lui par le septième animal sont encore
marquées sur la neige. Je vous les montrerai, si vous le désirez.
Henry ne répondit point et se remit à manger en silence. Lorsque le repas
fut terminé, il l’arrosa d’une tasse de café et, s’essuyant la bouche, du
revers de sa main :
— Alors, Bill, vous croyez que cela était ?
Un long cri d’appel, à la fois lamentable et sauvage, jaillissant de
l’obscurité, l’interrompit. Il se tut, pour écouter, et, tendant la main dans
la direction d’où le cri était issu :
— C’est un d’eux, dit-il, qui est venu ?
Bill approuva de la tête.
— Je donnerais gros pour pouvoir penser autrement. Vous avez remarqué
vous-même quel vacarme ont fait les chiens.
Cris et cris, après cris, se répondant, de près, de loin, de tous côtés,
semblaient avoir mué tout à coup le Wild en une maison de fous. Les chiens,
effrayés, avaient rompu leurs attaches et étaient venus se tasser, les uns
contre les autres, autour du foyer, si près que leurs poils en étaient roussis
par la flamme.
Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après en avoir tiré
quelques bouffées :
— Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquait, de son
pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) est diantrement plus heureux
que vous et moi nous ne serons jamais. Au lieu de voyager aussi confortablement
après notre mort, aurons-nous seulement, un jour, quelques pierres sur notre
carcasse ? Ce qui me dépasse, c’est qu’un gaillard comme celui-ci, qui
était dans son pays, un lord ou quelque chose d’approchant, et qui n’a jamais
eu à trimarder pour la niche et la pâtée, ait eu l’idée de venir traîner ses
guêtres sur cette fin de terre, abandonnée de Dieu. Cela, en vérité, je ne puis
le comprendre exactement.
— Il aurait pu vivre un bon vieil âge mûr, s’il était demeuré chez lui,
approuva Henry.
Bill allait continuer la conversation, quand il vit, dans le noir mur de
nuit qui se pressait sur eux et où toute forme était indistincte, une paire
d’yeux, brillants comme des braises. Il la montra à Henry, qui lui en montra
une seconde, puis une troisième. Un cercle d’yeux étincelants les entourait.
Par moments, une de ces paires d’yeux se déplaçait, ou disparaissait, pour
reparaître à nouveau, l’instant d’après.
La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient, affolés,
autour du feu, ou venaient, en rampant, se tapir entre les jambes des deux
hommes. Au milieu de la bousculade, l’un d’eux bascula dans la flamme. Il se
mit à pousser des hurlements plaintifs, tandis que l’air s’imprégnait de
l’odeur de sa fourrure brûlée. Ce remue-ménage fit se disperser le cercle
d’yeux, qui se reforma, une fois l’incident terminé et les chiens calmés.
— C’est, dit Bill, une fâcheuse et blâmable situation, de se trouver à
court de munitions.
Il avait achevé sa pipe et aidait son compagnon à étendre, sur des branches
de sapin préalablement disposées sur la neige, un lit de couvertures et de
fourrures.
Henry grogna, tout en commençant à délacer ses mocassins de peau de
daim :
— Combien, dites-vous, Bill, qu’il nous reste de cartouches ?
— Trois. Et je voudrais qu’il y en eût trois cents. Je leur montrerais
alors quelque chose, à ces damnés.
Il secoua son poing, avec colère, vers les yeux luisants. Puis ayant enlevé
à son tour ses mocassins, il les déposa soigneusement devant le feu.
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