La Chronique de France, 1901 Broché – 13 mai 2019
de De Coubertin, Pierre (Auteur)
Description: « L’Idée générale » est le cadeau dangereux qu’une Fée malicieuse a déposé dans le berceau du peuple Français. Un cadeau, certes. Qui pourrait le nier ? La faculté de généraliser est productrice de lumière, d’espace et de gloire. Elle éclaire l’esprit, élargit les horizons et élève l’humanité. Le génie Latin lui doit une bonne part de sa grandeur ; il lui doit aussi quelques-unes de ses plus regrettables lacunes. C’est le revers de la médaille.
Extrait du 1er Chapitre:
« L’Idée générale » est le cadeau dangereux qu’une Fée malicieuse a déposé dans le berceau du peuple Français. Un cadeau, certes. Qui pourrait le nier ? La faculté de généraliser est productrice de lumière, d’espace et de gloire. Elle éclaire l’esprit, élargit les horizons et élève l’humanité. Le génie Latin lui doit une bonne part de sa grandeur ; il lui doit aussi quelques-unes de ses plus regrettables lacunes. C’est le revers de la médaille.
Dans les temps modernes, la France a plus bénéficié et plus pâti de cette faculté qu’aucune autre nation. Tout compte fait pourtant il semble que la perte ait surpassé le profit. C’est qu’à de nombreuses reprises, l’idée générale a débordé puissamment du domaine de la pensée sur celui de l’action. Dans les écrits du grand historien anglais, Sir John Robert Seeley, nulle page n’est plus saisissante que celle où se trouvent analysées les causes de la révocation de l’Édit de Nantes. La part qui, dans cette œuvre néfaste, revient à l’initiative despotique de Louis XIV ne doit pas faire perdre de vue l’adhésion sympathique de la grande majorité de ses sujets, fanatisés par la logique bien plus que par la foi et poursuivant, à travers l’unité religieuse, la chimère d’une unité politique absolue. Plus tard, quand se produit une révolution légitimée par tant d’abus à redresser et de besoins à satisfaire, ce sont les idées générales qui l’égarent, la perdent et empêchent que ses bienfaits ne soient prompts et complets. Notez que peu auparavant, les Américains, peuple en enfance et sans renommée, ont accompli une révolution plus considérable encore, puisqu’ils ont su créer leur indépendance nationale en même temps qu’ils réalisaient l’émancipation de l’individu. Pourtant, ils n’ont pas prétendu rénover l’univers. La France, tout de suite se pose en champion de l’humanité ; on proclame, non les droits des Français, mais les droits de l’Homme. On appelle les peuples aux armes contre les gouvernements sans s’inquiéter si les gouvernements répondent ou non aux aspirations actuelles, aux besoins présents des peuples.
Plus tard encore, quand Napoléon Ier prend possession du trône restauré, c’est l’idée générale qui, s’emparant de lui, l’entraîne aux abîmes. Ce grand faiseur d’ordre ne le conçoit que sous une formule unique qu’il veut appliquer partout. L’idée générale pénètre de même la République de 1848, inspire le « Droit au Travail » et autres doctrines impratiques, conduit aux Ateliers Nationaux, aux journées de Juin et à la Dictature ; enfin cette Dictature elle-même s’éprend de la théorie des nationalités dont la France devient par elle la première victime. Combien d’autres exemples pourrait-on citer des funestes effets de la généralisation sur la politique Française ; ils sont légion. Et si l’on met en regard les œuvres de l’esprit Français auxquelles cette même faculté de généraliser a assuré une grandeur et une beauté impérissables, on est bien en droit de dire que notre pays a reçu là un présent à la fois néfaste et fécond.
À deux reprises pourtant, au cours du xixe siècle, la France a réagi victorieusement contre cette tendance inquiétante. Les malheureuses généralisations de la République de 1848 et de Napoléon iii, comme celles de la Convention et de Napoléon ier ne pouvaient manquer de porter leurs fruits. En 1815 comme en 1870, des gouvernements se créèrent qui étaient basés sur le compromis, répudiaient l’absolu et visaient à maintenir l’équilibre entre des éléments divergents. On ne saurait trop insister — nous l’avons déjà fait l’année dernière — sur ce que ces gouvernements ont été bien autrement durables et stables que les régimes à idées générales. La troisième République notamment a rempli d’une manière pacifique et prospère près d’un tiers du siècle. À mesure cependant que s’éloigne le souvenir des utopies généreuses qui conduisirent au césarisme et des imprudentes entreprises qui aboutirent au désastre final, il était naturel que le vieux penchant Français se manifestât à nouveau. C’est ce qui est arrivé.
La Nouvelle Idole.
Le progrès scientifique, par son ampleur et sa rapidité, était de nature à frapper vivement l’imagination Française. De bonne heure en effet, il exalta de nobles esprits et fit naître d’immenses espoirs. On a retrouvé dernièrement dans les papiers d’Ernest Renan[1] le canevas d’une conférence donnée en 1863, au cours d’une tournée électorale dans le département de la Marne. L’éminent candidat se réclamait de la Science et comptait, pour se conquérir des suffrages, sur le tableau de ses bienfaits à venir, éloquemment dressé dans cette langue si pure dont il avait le secret. Que n’en attendait-il pas ? « L’existence des sociétés, dit-il, sera de plus en plus fondée sur la Science ». Elle sera « la rédemption de l’ouvrier ». Par elle, « le travail matériel ira toujours en diminuant, en devenant moins pénible » et l’humanité se trouvera « libre de vaquer à une vie heureuse, morale, intellectuelle ». Renan demeura, jusqu’à sa mort, fidèle au culte de la Science, mais chez lui, l’enthousiasme se tempérait en toutes choses d’une petite pointe de scepticisme et d’ironie. Rien n’atténue, au contraire, l’ardeur de la foi chez M. Berthelot qui lui a succédé dans les fonctions de Grand Prêtre honoraire de la religion scientifique. « La Science, écrivait dernièrement l’illustre chimiste,[2] a produit l’affranchissement des peuples… la culture des sciences a pour effet de plier l’esprit humain au respect absolu de la vérité… elle développe à la fois le sens moral et le sens artistique… c’est une école de sincérité morale et de modestie incomparable ; c’est aussi une école d’affranchissement intellectuel ». M. Berthelot en attend l’établissement de l’égalité et de la paix universelles, car, dit-il, « l’enseignement scientifique étant le même pour tous les citoyens, il est évident qu’il tend d’une façon finale au nivellement général des classes sociales aussi bien que des intelligences ». Ainsi s’établira, avec l’égalité, « la fraternité de tous les hommes rendus solidaires par la sainte loi du travail ».
Si demain la mort mettait fin au pontificat de M. Berthelot, Émile Zola serait tout désigné pour le remplacer. Il y aurait gradation. Lorsque Zola célèbre l’avenir de la Science, il ne le fait pas seulement avec enthousiasme, il le fait avec frénésie et comme en extase. Il conçoit la cité future d’une façon certaine sinon précise. Aux nombreuses descriptions qu’il en a déjà données il vient d’ajouter 700 pages[3] toutes pleines du contraste entre notre monde actuel fait « de misère inique et de richesse empoisonneuse » et cette cité bienfaisante où deviendra possible « l’expansion de l’individu libéré dans une société harmonique ». Tout y sera simple, droit, lumineux ; aucune répression ne sera plus nécessaire car la bonté, l’esprit de justice, toutes les vertus seront engendrées par le culte et la diffusion de la vérité scientifique.
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